La délocalisation des entreprises est un phénomène qui façonne profondément le paysage économique et social de nombreux pays industrialisés. En France, cette tendance soulève des questions cruciales sur l'avenir de l'emploi local et la viabilité à long terme des bassins industriels traditionnels. Face à la concurrence mondiale et à la recherche constante de réduction des coûts, les entreprises françaises se trouvent confrontées à des choix stratégiques complexes qui impactent directement les communautés locales et l'économie nationale.
Ce mouvement de délocalisation, bien que motivé par des impératifs économiques, entraîne des conséquences multiples et parfois inattendues. Il ne s'agit pas simplement d'un transfert d'emplois d'un pays à un autre, mais d'une reconfiguration complète des chaînes de valeur et des écosystèmes industriels. Les effets se font sentir bien au-delà des usines fermées, touchant les fournisseurs, les services locaux et même le tissu social des régions affectées.
Analyse des tendances de délocalisation dans l'industrie française
L'industrie française a connu une vague importante de délocalisations au cours des dernières décennies. Ce phénomène s'est particulièrement accentué dans les secteurs à forte intensité de main-d'œuvre, tels que le textile, l'automobile et l'électronique. Selon les données de l'INSEE, entre 2009 et 2011, environ 4,2% des sociétés marchandes non financières de 50 salariés ou plus ont délocalisé des activités.
Les motivations principales derrière ces délocalisations sont multiples. En premier lieu, la recherche de coûts de production plus bas, notamment en termes de main-d'œuvre, reste un facteur déterminant. Cependant, d'autres éléments entrent en jeu, tels que l'accès à de nouveaux marchés, la flexibilité de la production, ou encore la proximité avec certains fournisseurs stratégiques.
Il est important de noter que les destinations de ces délocalisations ont évolué au fil du temps. Si les pays d'Europe de l'Est et d'Asie du Sud-Est ont longtemps été privilégiés, on observe aujourd'hui une tendance à la relocalisation de proximité , ou "nearshoring", vers des pays plus proches géographiquement et culturellement.
La délocalisation n'est pas un phénomène uniforme et ses impacts varient considérablement selon les secteurs et les régions concernées.
Les secteurs les plus touchés par les délocalisations en France incluent :
- L'industrie automobile
- Le textile et l'habillement
- L'électronique grand public
- La métallurgie
- Certains segments de l'industrie agroalimentaire
Ces tendances de délocalisation ont des répercussions profondes sur le tissu industriel français, modifiant la structure de l'emploi et posant des défis majeurs pour les politiques de développement économique régional.
Impact économique des délocalisations sur les bassins d'emploi
Les conséquences des délocalisations sur les bassins d'emploi locaux sont souvent dramatiques et multidimensionnelles. Au-delà de la perte immédiate d'emplois directs, c'est tout un écosystème économique qui se trouve déstabilisé. Les effets se propagent comme des ondes de choc, affectant les sous-traitants, les fournisseurs locaux, et même les commerces et services qui dépendaient de l'activité industrielle.
Cas d'étude : fermeture de l'usine whirlpool d'amiens
L'exemple de la fermeture de l'usine Whirlpool à Amiens en 2018 illustre parfaitement l'ampleur de ces impacts. Cette usine, qui employait directement 290 personnes, a laissé un vide économique considérable dans la région. Au-delà des emplois directs, ce sont des dizaines d'emplois indirects qui ont également été menacés. La fermeture a eu des répercussions sur toute la chaîne de valeur locale, des fournisseurs aux prestataires de services.
Effets en cascade sur les sous-traitants locaux
Les sous-traitants locaux sont souvent les premières victimes collatérales des délocalisations. Dépendant fortement d'un ou de quelques grands donneurs d'ordres, ces entreprises se retrouvent soudainement privées de leurs principaux clients. Cette situation peut rapidement conduire à des faillites en chaîne, amplifiant l'impact négatif sur l'emploi local.
Par exemple, dans le cas de l'industrie automobile, on estime qu'un emploi chez un constructeur génère en moyenne 4 à 5 emplois chez les équipementiers et sous-traitants. La délocalisation d'une usine automobile peut donc avoir un effet multiplicateur dévastateur sur l'emploi régional.
Évolution du taux de chômage dans les zones touchées
L'impact des délocalisations sur le taux de chômage local est souvent significatif et durable. Dans les zones fortement touchées, on observe généralement une augmentation rapide du chômage suivie d'une période de stagnation économique. Cette situation peut perdurer plusieurs années, le temps que de nouvelles activités se développent ou que la main-d'œuvre se reconvertisse.
Selon une étude de l'Observatoire des territoires, les bassins d'emploi ayant subi des délocalisations importantes ont vu leur taux de chômage augmenter en moyenne de 2 à 3 points de pourcentage dans les deux années suivant la fermeture d'un site majeur.
Reconversion des sites industriels : l'exemple de PSA à Aulnay-sous-Bois
La reconversion des sites industriels fermés suite à une délocalisation est un enjeu majeur pour les collectivités locales. L'exemple de l'ancienne usine PSA d'Aulnay-sous-Bois, fermée en 2014, montre à la fois les défis et les opportunités de ces reconversions. Le site, qui employait autrefois plus de 3000 personnes, a été progressivement transformé en un pôle d'activités mixtes, comprenant des entreprises de logistique, des centres de formation et des espaces dédiés aux PME innovantes.
Cette reconversion, bien que partielle, a permis de recréer environ 1000 emplois sur le site. Cependant, le processus a été long et coûteux, nécessitant des investissements importants et une coordination étroite entre les acteurs publics et privés.
La reconversion des sites industriels délaissés est un processus complexe qui nécessite une vision à long terme et une collaboration étroite entre tous les acteurs du territoire.
Stratégies de relocalisation et réindustrialisation
Face aux conséquences négatives des délocalisations, de nombreuses voix s'élèvent en faveur d'une stratégie de relocalisation et de réindustrialisation. Cette approche vise non seulement à préserver les emplois existants, mais aussi à créer de nouvelles opportunités économiques sur le territoire national.
Le plan "france relance" et ses mesures pour l'industrie
Le gouvernement français a lancé en 2020 le plan "France Relance", doté d'une enveloppe de 100 milliards d'euros, dont une partie importante est dédiée à la réindustrialisation. Ce plan comprend plusieurs mesures visant à encourager les entreprises à relocaliser leur production en France :
- Des aides financières directes pour les projets de relocalisation
- Des allègements fiscaux pour les entreprises qui investissent dans l'outil productif
- Un soutien à la modernisation et à la digitalisation des PME industrielles
- Des investissements dans la formation et la recherche & développement
Ces mesures visent à renforcer la compétitivité de l'industrie française et à créer un environnement favorable au maintien et au développement des activités productives sur le territoire national.
Incitations fiscales pour le "made in france"
Le concept de "Made in France" a gagné en importance ces dernières années, tant auprès des consommateurs que des décideurs politiques. Pour encourager cette tendance, plusieurs incitations fiscales ont été mises en place :
Une réduction de l'impôt sur les sociétés pour les entreprises qui relocalisent leurs activités en France, un crédit d'impôt pour les investissements dans les technologies de l'industrie du futur, et des exonérations de charges sociales pour les entreprises qui créent des emplois dans les zones de revitalisation rurale.
Ces mesures visent à rendre la production en France plus attractive d'un point de vue économique, en compensant partiellement les différentiels de coûts avec les pays à bas salaires.
Développement des pôles de compétitivité régionaux
La stratégie des pôles de compétitivité, lancée en 2004, joue un rôle crucial dans la réindustrialisation du territoire. Ces pôles regroupent sur un même territoire des entreprises, des centres de recherche et des établissements de formation autour de projets innovants. Ils visent à créer des synergies et à favoriser l'émergence d'écosystèmes industriels compétitifs.
Par exemple, le pôle Aerospace Valley dans le Sud-Ouest de la France a permis de consolider la filière aéronautique et spatiale, créant un environnement propice à l'innovation et à la création d'emplois hautement qualifiés.
Innovation et automatisation comme alternatives à la délocalisation
L'innovation technologique et l'automatisation sont de plus en plus perçues comme des alternatives viables à la délocalisation. En investissant dans des technologies avancées telles que la robotique, l'intelligence artificielle et l' Internet des Objets (IoT)
, les entreprises peuvent améliorer leur productivité et leur compétitivité sans nécessairement délocaliser leur production.
Cette approche permet non seulement de maintenir des emplois en France, mais aussi de créer de nouveaux postes à haute valeur ajoutée dans des domaines tels que l'ingénierie, la maintenance avancée et la gestion de systèmes complexes.
Adaptation de la main-d'œuvre face aux délocalisations
L'adaptation de la main-d'œuvre est un enjeu crucial face aux délocalisations. Les travailleurs affectés par ces mouvements doivent souvent se reconvertir ou acquérir de nouvelles compétences pour rester compétitifs sur le marché du travail.
Programmes de formation et reconversion professionnelle
De nombreux programmes de formation et de reconversion professionnelle ont été mis en place pour accompagner les travailleurs touchés par les délocalisations. Ces initiatives, souvent portées par les pouvoirs publics en partenariat avec les entreprises et les organismes de formation, visent à doter les travailleurs de compétences adaptées aux besoins actuels du marché du travail.
Par exemple, le programme "Transitions Collectives" lancé en 2021 permet aux salariés dont l'emploi est menacé de se former à un métier porteur dans leur bassin d'emploi, tout en conservant leur rémunération.
Mobilité géographique des travailleurs : enjeux et solutions
La mobilité géographique des travailleurs est souvent présentée comme une solution face aux délocalisations. Cependant, cette option soulève de nombreux défis, tant sur le plan personnel que professionnel. Pour faciliter cette mobilité, diverses mesures ont été mises en place :
- Des aides financières pour le déménagement et l'installation
- Des services d'accompagnement pour la recherche de logement et d'emploi pour le conjoint
- Des programmes de mentorat pour faciliter l'intégration dans le nouvel environnement professionnel
Malgré ces dispositifs, la mobilité géographique reste un défi majeur, particulièrement dans un pays comme la France où l'attachement au territoire est fort.
Émergence de nouveaux métiers dans l'économie numérique
L'économie numérique offre de nouvelles opportunités pour les travailleurs touchés par les délocalisations. Des métiers émergents dans des domaines tels que la data science , le marketing digital ou le développement web peuvent offrir des perspectives de reconversion intéressantes.
Ces nouveaux métiers présentent l'avantage d'être moins susceptibles d'être délocalisés, car ils reposent sur des compétences spécifiques et une proximité avec les marchés locaux. De plus, ils offrent souvent des possibilités de travail à distance, ce qui peut faciliter la transition pour les travailleurs ne souhaitant pas déménager.
Impacts sociaux et psychologiques sur les communautés affectées
Au-delà des aspects économiques, les délocalisations ont des impacts sociaux et psychologiques profonds sur les communautés affectées. La fermeture d'une usine ou le départ d'une entreprise majeure peut ébranler l'identité même d'une région, particulièrement dans les zones où l'industrie était historiquement le principal moteur économique.
Les conséquences peuvent inclure :
- Une augmentation des problèmes de santé mentale, notamment la dépression et l'anxiété
- Une hausse des tensions sociales et familiales
- Un sentiment de perte d'identité et de fierté collective
- Une augmentation des problèmes sociaux tels que l'alcoolisme ou la toxicomanie
Ces impacts nécessitent une approche holistique de la part des pouvoirs publics et des acteurs locaux, incluant non seulement des mesures économiques mais aussi des programmes de soutien psychologique et social.
Perspectives d'avenir : vers un nouveau modèle économique local
Face aux défis posés par les délocalisations, de nouveaux modèles économiques émergent, visant à créer une économie locale plus résiliente et durable.
Économie circulaire et circuits courts
L'économie circulaire et les circuits courts émergent comme des solutions prometteuses pour revitaliser les économies locales. Ces modèles visent à optimiser l'utilisation des ressources et à réduire les déchets, tout en favorisant la production et la consommation locales.
L'économie circulaire repose sur plusieurs principes clés :
- La réutilisation et le recyclage des matériaux
- La conception de produits durables et réparables
- L'éco-conception et l'optimisation des processus de production
- Le développement de l'économie de la fonctionnalité (vente de l'usage plutôt que du produit)
Ces approches créent de nouvelles opportunités d'emploi local dans des domaines tels que la réparation, le reconditionnement, et la gestion des déchets. Par exemple, la ville de Roubaix a lancé une initiative "Zéro Déchet" qui a permis la création de plusieurs entreprises locales spécialisées dans la réduction et la valorisation des déchets.
Les circuits courts, quant à eux, visent à rapprocher producteurs et consommateurs. Ce modèle présente plusieurs avantages :
- Réduction de l'empreinte carbone liée au transport
- Meilleure rémunération des producteurs locaux
- Renforcement du lien social et de l'économie locale
- Amélioration de la traçabilité et de la qualité des produits
Le développement des AMAP (Associations pour le Maintien d'une Agriculture Paysanne) en France illustre le potentiel de ce modèle. Ces structures ont permis de maintenir et de créer des emplois agricoles tout en offrant aux consommateurs des produits frais et locaux.
Développement des services à la personne
Le secteur des services à la personne représente un gisement important d'emplois non délocalisables. Face au vieillissement de la population et à l'évolution des modes de vie, ce secteur connaît une croissance soutenue et offre des perspectives intéressantes pour l'emploi local.
Plusieurs facteurs contribuent au développement de ce secteur :
- Le vieillissement démographique qui accroît la demande de soins et d'assistance
- L'augmentation du taux d'activité des femmes, créant des besoins en garde d'enfants et en aide ménagère
- La recherche d'un meilleur équilibre vie professionnelle/vie personnelle
- Les politiques publiques favorables (crédit d'impôt, simplification administrative)
Ces services couvrent un large éventail d'activités, allant de l'aide à domicile pour les personnes âgées à la garde d'enfants, en passant par le soutien scolaire ou l'entretien de la maison. Ils représentent un potentiel important de création d'emplois locaux, souvent accessibles à des personnes peu qualifiées ou en reconversion professionnelle.
Par exemple, le groupe O2 Care Services, leader français des services à domicile, a créé plus de 14 000 emplois en France, répartis sur l'ensemble du territoire. Ces emplois sont par nature non délocalisables et contribuent directement à l'économie locale.
Essor de l'entreprenariat local et des PME innovantes
L'entreprenariat local et le développement des PME innovantes jouent un rôle crucial dans la revitalisation des territoires touchés par les délocalisations. Ces entreprises, souvent plus agiles et mieux ancrées dans leur environnement local, peuvent répondre de manière plus adaptée aux besoins spécifiques de leur marché.
Plusieurs facteurs favorisent l'essor de ces entreprises :
- La digitalisation qui réduit les barrières à l'entrée dans de nombreux secteurs
- Le développement des écosystèmes d'innovation (incubateurs, accélérateurs, fab labs)
- Les politiques de soutien à l'innovation et à l'entreprenariat (crédit d'impôt recherche, statut d'auto-entrepreneur)
- L'émergence de nouveaux modes de financement (crowdfunding, business angels)
Ces PME innovantes sont souvent à l'origine de la création d'emplois qualifiés et durables. Elles contribuent également à la diversification du tissu économique local, le rendant moins vulnérable aux chocs sectoriels.
L'exemple de la French Tech illustre ce potentiel. Cette initiative a permis l'émergence de nombreuses start-ups dans des villes moyennes, créant des emplois dans des domaines variés tels que le numérique, les biotechnologies ou les énergies renouvelables.
L'avenir de l'emploi local réside dans notre capacité à innover et à adapter nos modèles économiques aux défis du 21ème siècle.
En conclusion, face aux défis posés par les délocalisations, les territoires doivent se réinventer. L'économie circulaire, les circuits courts, le développement des services à la personne et l'essor de l'entreprenariat local offrent des pistes prometteuses pour créer des emplois durables et non délocalisables. Ces nouvelles approches, combinées aux efforts de réindustrialisation et d'innovation, peuvent contribuer à construire une économie locale plus résiliente et inclusive, capable de résister aux pressions de la mondialisation.